L'île aux ensorceleuses
J’errais depuis des heures sur la plage, avec la tête qui tournait et le ventre tout retourné, lorsque je tombai sur mon fidèle ami Sophos. Il avait l’air tout fier de lui, et en bien meilleur état que moi.
« Le bateau est réparé ! lança-t-il avec enthousiasme.
Relevant à peine cette exclamation, je lui fis part de ce qu’il m’arrivait.
- Elle m’a empoisonné.
- La cuisinière ? Celle-là, c’est bien la plus tordue de tous, soupira Sophos en ayant soudain l’air de s’inquiéter de mon état. On ne sait jamais ce qu’elle a derrière la tête, avec ses airs affables de femme sage.
- Vrai. Mais je commence à aller mieux, je crois… Pourquoi as-tu réparé le bateau ?
- Nous partons, répondit-il sans hésitation.
Son assurance me surprit. Nous étions sur cette île depuis des années, à présent, et jamais nous n’avions songé à repartir pour appareiller vers une autre destination. Cette île avait été comme un havre pour nous, et nous y avions vécu longtemps. Certains membres de l’équipage y avait même fait des enfants, et s’y étaient installés définitivement. D’autres avaient étrangement disparu, sans qu’on ne puisse savoir très bien pourquoi. On disait que certains avaient fui l’île, de nuit, sur des radeaux, sans prendre la peine de prévenir qui que ce soit. Je n’avais jamais compris pourquoi, mais aujourd’hui je pensais savoir. La conscience de ce qui se passait vraiment ici avait commencé à me venir au fil de la dernière année. Néanmoins je n’étais pas prêt à partir ainsi, sans explications.
- Vraiment ? Mais tu sais bien que je dois me marier la semaine prochaine…
- Toi-même tu ne crois pas à ce mariage. Tu sais que les coutumes de cette île ne te font pas de bien… Tu es le premier à tonner de la voix contre leurs règles…
- Et tu crois que c’est juste pour ça qu’elle a voulu m’empoisonner ?
- Elle voulait te donner une leçon, tu ne peux rien faire pour les faire changer.
- Mais leurs coutumes sont ridicules !
- Elles le sont peut-être, mais à leurs yeux tu n’es qu’un cuistre prétentieux et profane qui refuse de te plier à leurs usages… Jamais tu ne convaincras qui que ce soit ici, et si jamais tu convaincs l’une d’entre elle, elle n’osera pas lever le petit doigt pour te protéger, en cas de problème.
- Tu crois que c’est… sa cuisine qui leur fait ça ? interrogeai-je, un brin paranoïaque.
- Mais non, c’est l’air de cette île… La couleur du ciel, la lumière du soleil, l’odeur particulière des fleurs… L’impression de vivre dans un endroit extraordinaire. Tu crois qu’elles sont intéressées comme toi par la recherche de quelque chose de vrai, de profond et de beau, mais ce n’est pas ça. L’endroit leur convient, ici c’est toi l’intrus, même si tu es là depuis 10 ans, dès lors que tu veux leur faire voir autre chose, qui ne leur plait pas…
J’ouvris de grands yeux, en entendant cela. Avais-je pu être aussi naïf tout ce temps ? Mes récits de voyages et mes discours philosophiques avaient-ils pu les laisser aussi indifférentes pendant tout ce temps ? Comme s’il percevait mes pensées, Sophos poursuivit.
- Tout ce que tu leur as apporté, c’est une compagnie plaisante pendant un temps, maintenant tu déranges. Tu pensais vraiment qu’autre chose que la chaleur humaine avait de l’importance ici ? La philosophie, la spiritualité, ce ne sont que des mots, pour les femmes qui restent ici. Ceux qui ont compris cela ont déguerpi il y a bien longtemps, avant de subir le sort que tu as failli subir. Une chance que tu aies une bonne constitution, sinon le poison aurait ravagé ton cerveau, il s’y attaque à ce qu’il parait.
- Ça expliquerait bien des choses, ruminai-je sans y penser vraiment, songeur.
Je me perdis un instant dans mes pensées, puis je me repris.
- Mais alors tu crois vraiment que nous devons partir ?
- Bien sûr ! C’est notre seule chance ! Si on moisit encore un peu plus ici, d’une manière ou d’une autre, elles auront notre peau. Elles tisseront des histoires pour nous faire haïr, elles mettront des poisons dans notre nourriture et dans notre vin jusqu’à ce que, comme les autres, nous ne puissions plus distinguer le vrai du faux. Tu ne veux pas finir comme ça, tu as bien mieux à accomplir, rappelle-toi…
- C’est vrai, me résignai-je d’une voix faible. J’ai toujours dit que je voulais voir les autres îles… Je pensais seulement y aller après mon mariage, tu vois…
- Il n’y aura pas de mariage, tu n’es pas fait pour ça, tu te morfondras et rejetteras encore et encore ta condition et les contraintes qu’elles t’imposeront. Viens avec moi, vivons notre liberté, et laissons-les à leur sorcellerie d’un autre temps si l’air de cette île leur convient tant…
- Je crois que tu as raison, je pensais seulement que… Je pourrais m’intégrer ici, accorder ma pensée avec la leur…
- Tu rêves. Jamais la plupart d’entre elles ne pourront goûter la saveur subtile et intense qu’il y a à vivre pleinement son humanité. Elles sont attachées à leur temple en ruine, il leur faut les repères que donnent des valeurs simples, il faut qu’elles croient que la vie et la mort murmurent à leurs oreilles et que les dieux parlent par leurs bouches, lors de leurs incantations.
- J’avais pourtant cru que l’humanité raserait les temples pour gagner son autonomie, la joie de la liberté… En fait, on brise nos chaînes de plomb pour refaire les mêmes en plaqué or…
- Comme tu vois… Les alchimistes ne nous auront été d’aucun secours. Nous vivons un temps où les valeurs ont l’apparence et la fraicheur de la nouveauté, mais sont constituées de la même matière stérile qu’autrefois.
- Mais on me parlait d’amour, ici… de respect…
- On te parlait d’amour, mais on te rejetait. On te parlait de respect, mais on parlait dans ton dos. On te parlait de paix et maintenant on t’empoisonne. On te parlait de tolérance mais on te conspuait en secret. Les actes sont souvent plus parlants que les mots… Les gens d’ici disent rechercher l’harmonie, mais de quelle harmonie parle-t-on quand on est prêt à tuer pour la préserver ? Lorsque celui qui montre du doigt est haï, incompris, méprisé et exclus pour ce simple fait ? Le respect n’est appliqué qu’entre les gens déjà d’accord entre eux. Quant à la franchise et à l’honnêteté, elles n’ont jamais été perçues comme des qualités par cette sorte de gens… Seule la sauvegarde des apparences compte.
- Bon sang, tu as raison… Dire que j’ai failli y croire…
- Sois honnête, tu n’y as jamais vraiment cru, tu savais déjà où menait cette façon de manier l’hypocrisie, et c’est pour cela que tu te comportais ainsi…
- Je voulais y croire, pourtant…
- Ah… s’il suffisait de croire pour réaliser… commenta Sophos.
- Je vois plus clair, maintenant. La croyance est juste une façon de tromper l’incertitude, un subterfuge de l’esprit pour nous plonger dans le sommeil…
- Pas forcément, mais si c’est pour construire de nouvelles certitudes, oui en effet… Mais ici c’est surtout une façade, et une base pour des rapports sociaux. Le fond n’a d’importance que s’il satisfait un espoir ou s’il répond à une angoisse, même de manière illusoire. Mais assez bavardé, nous devons filer, maintenant. Avant qu’elles se rendent compte de ce que nous sommes sur le point de faire. »
Je me tus alors, et me résignai. Nous montâmes dans le bateau, et quelques instants plus tard nous allions vers le large. M’appuyant sur le bastingage, je plongeai mon regard dans l’île, et déjà la nostalgie m’envahissait. Reverrai-je un jour cet endroit ? Qu’adviendrait-il de toutes ces femmes, et de mes anciens camarades ? Et ma promise ? Mais étrangement, plus la houle m’éloignait de l’île et moins le regret était puissant, comme si je savais déjà que, dans le fond, laisser derrière moi ce lieu qui avait représenté tout un pan de mon existence n’était qu’un salut pour moi. Au fond, il n’est pas mauvais de s’égarer quelque part où l’on n’est pas chez soi, si l’on en apprend quelque chose, et qu’il est bon de voguer vers de nouvelles destinations pleines de découvertes et de rencontres imprévisibles. Intérieurement, je tirai un trait sur cet aspect de mon passé. Il ferait toujours partie de moi, et sans doute quelques pigeons voyageurs s’échangeraient-ils encore entre moi et certaines des personnes qui resteraient là.
L’Odyssée était prêt à reprendre, et le vent du large gonfla les voiles et emplit mes poumons d’un air salé qui vivifia mon être. A présent, je le savais, et même si je l’avais un temps oublié, le Dieu des mers était à nouveau à mes côtés.