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L'Oeil du Selen
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24 juin 2016

Morale et modernisme (2/4) Considérations philosophiques et de situation

J'ai bien conscience que mes articles doivent en rebuter plus d'un, par leur longueur, l'étalement du raisonnement, et la multiplication des références sous forme de liens qui les entrecoupent. Seulement, et bien que cela nuise forcément à mon audience, d'autant qu'après tout, je n'ai aucune autorité pour faire valoir mon propos, il en va de la nécessité de perpétuer une argumentation poussée, à l'ère du zapping, où spectacle et consommation se superposent à absolument tous les domaines de notre société. Ainsi, et quitte à être peu lu, je refuse de céder trop facilement à la tentation de faire de la pensée snack.

 

Aussi, cette seconde partie de mes réflexions sur le moralisme à l'ère de la post-modernité risque d'être particulièrement touffue. C'est qu'après mon introduction sur un sujet assez banal, il va être nécessaire d'introduire plusieurs notions qui sont déjà moins communes, et surtout moins conventionnelles.

 

S'il est tentant de vouloir analyser le monde sous l'angle distordu et réducteur qu'en fournissent les médias de masse, et dont beaucoup se font l'écho, et si je comprends aussi l'intérêt de conserver une certaine dose de ciment idéologique commun, pour pouvoir partager la société et y cohabiter paisiblement, je prétends proposer ici une vision qui s'émancipe largement de ces carcans, sans pour autant faire le jeu d'un quelconque chaos social. Au contraire, mon but est de dépasser les clichés trop facilement admis sur le « vivre-ensemble » et de combattre des préjugés qui, en vérité, font perdurer une situation de pourrissement généralisé de la société.

 

J'ai postulé dans mon précédent article que l'anti-racisme n'est qu'un combat d'arrière-garde, et que si son but est louable, il ne fournit guère les moyens de l'atteindre.

 

Je vais tenter ici d'exposer des notions qui vont plus loin, avec la prétention non-dissimulée d'essayer – je dis bien essayer – d'élever le débat, dans le but de fournir des perspectives pour dénouer les conflits actuels qui reposent sur des notions de morale selon moi éculées.

 

 

 

Redéfinir la morale

 

 

On le comprend immédiatement, dire que nous nous reposons sur une morale anachronique exige d'abord d'en proposer une nouvelle définition. Pour cela, je vais procéder en plusieurs étapes.

 

D'abord, démystifions un peu cette notion. Que signifie-t-elle, sur quoi repose-t-elle, et quelle est sa place dans notre culture ?

 

J'ai trouvé ce lien qui expose une synthèse efficace de ces différentes questions, ce qui m'évitera de disserter à l'infini :

 

http://www.philosophie-spiritualite.com/dialog/devoir10.htm

 

Bon, la page proposée dit explicitement que la réflexion présentée n'est pas dissociable des autres « leçons » sur le même sujet. Vous êtes parfaitement libre de les parcourir, si le sujet vous intéresse, mais ici, je parerai au plus court. Par ailleurs, il y est fait mention de Krishnamurti sur ce sujet. Cela tombe bien, nous allons y revenir, et tout le dernier article de la série lui sera consacré.

 

Pour à mon tour synthétiser au maximum, je retiendrai ces idées dominantes :

 

- La honte et la culpabilité – absolument indissociables de la morale – existent partout.

- Elles sont cependant modulées par les « paramètres » culturels.

- La notion de péché reste propre aux civilisations qui baignent encore dans la morale des religions du livre, et le péché tel qu'il est compris est un puissant facteur de conditionnement, de jugement et de culpabilisation.

- La recherche spirituelle, au contraire, tend à amoindrir ce qui est artificiel dans une culture.

 

Enfin, je reprendrai cette citation in extenso, car elle est très intéressante :

 

« (...) à un moment ou un autre, il faut voir en face le fait que l'humanité est mentalement très dysfonctionnelle. Il ne sert à rien de justifier l'insanité des structures mentales égotiques. Le pas le plus important est de reconnaître ce qui est dysfonctionnel. » 

 

On n'est bien sûr pas obligé de prendre tout cela pour argent comptant. Il n'en demeure pas moins que toute personne qui s'estime soucieuse d'une moralité qui serait saine, plutôt que bêtement accusatrice, ne devrait pas rejeter ces points sans les avoir compris.

 

Étant moi-même de sensibilité païenne, bien qu'ayant été éduqué dans une civilisation d'inspiration judéo-chrétienne (se revendiquant laïque, ce qui empêche d'autant plus la prise de conscience profonde du problème posé par la forme de moralité que nous avons dans nos pays) je ne peux manquer de souligner en effet le caractère extrêmement culpabilisant que les reliquats encore très forts que cette vision de la morale font peser sur chaque individu, en occident.

 

J'irais même jusqu'à dire que cette mentalité alimente fortement la psychopathologie dans nos pays, pour en avoir perçu en moi-même les conséquences, et les avoir vérifiées dans le monde extérieur. Ce qui aggrave le fait souligné par l'auteur, que notre psyché est déjà dysfonctionnelle à la base, même si cela peut paraître surprenant, à la lumière de nos préjugés culturels. Notamment cette tendance à considérer l'enfant comme pur et parfaitement innocent. L'enfance est, par essence, la période de notre vie où, et ce dès le début, nous nourrissons les névroses les plus destructrices, de part la vulnérabilité et la dépendance de l'enfant, qui le soumet à des pressions terribles, et prépare le terrain d'un adulte d'autant plus dysfonctionnel, qui répercutera à son tour ses difficultés dans le monde extérieur, et perpétuera ces travers, pouvant aller, et ce très couramment, jusqu'à les transmettre à ses enfants, les ajoutant aux difficultés déjà citées.

 

Cela peut paraître absurde à une personne qui se sent heureuse et bien dans sa peau. C'est que cet état de sérénité naturelle, dont jouissent surtout les personnes les plus adaptées à un système, ne leur donne pas l'occasion de prendre conscience qu'il en est pourtant ainsi... On ne se remet pas en cause, on ne regarde pas profondément en soi, lorsque tout va bien. Ainsi se retrouve justifiée la médiocratie dans laquelle nous vivons, où les personnes adaptées au système renforcent celui-ci.

 

L'auteur souligne également que la recherche spirituelle permet justement de se réconcilier avec soi-même. Cela implique de dissoudre la culpabilité, après l'avoir reconnue comme un dysfonctionnement. Entendons-nous sur ce point : il est légitime de ressentir de la culpabilité lorsque l'on a causé un tort. Le problème : la culpabilité nous accable sans réparer ce tort, et constitue une fausse issue à la situation. De plus, par la souffrance sans effet qu'elle inflige, elle nourrit les dysfonctionnements psychiques.

 

Pour illustrer cette idée, je pourrais me servir de cet article sur dedefensa, qui nous rappelle la manière dont Alexis de Tocqueville analysait la construction de l'Amérique par l'acculturation des noirs et des indiens :

 

http://www.dedefensa.org/article/de-tocqueville-a-orlando

 

Où je relèverai surtout cette phrase:

 

« On comprend donc à quoi servent les repentances un peu partout, et pas seulement en France. On se fait honte pour se préparer mieux à l’esclavage : le retour du refoulé religieux... »

 

En effet, on aurait vraiment tort de penser que la mentalité judo-chrétienne a quasiment disparu, avec son cortège de pensée victimaire. Est-il besoin de rappeler l'importance du statut de martyr dans ces religions ? La puissance de la rédemption, qui ne peut être obtenue que parce que nous aurions avant tout péché ? La culpabilité est au cœur de ces trois grandes religions du livre. Il est intéressant de voir avec quelle ambivalence nous accueillons d'ailleurs aujourd'hui ceux de la troisième d'entre elles, dans nos territoires occidentaux. A la fois comme des semblables, et comme des parias qui nous rappellent à notre passé peu glorieux d'obscurantisme et de colonialisme. Mieux, on dirait qu'en les accueillant à bras ouvert, nous espérions une rédemption, un rachat de nos actes passés qui, contrairement à ce que nous croyons trop facilement, sont encore inscrits dans nos esprits.

 

Non qu'il ne faille pas regretter. Mais il y a des manières plus saines de procéder. Le pardon en ouvre les portes, mais comment faire, lorsque ceux que nous accueillons nous renvoient en miroir, parce qu'au fond leur mentalité n'est pas si éloignée de ce que fut la nôtre, notre façon discutable de composer avec nos erreurs. C'est qu'il faudrait se pardonner à soi-même, avant de prétendre à un humanisme qui ne serait autre que de façade, et en réalité un contrat passé avec notre inconscient, comme on en passe avec le diable, dans ces mêmes religions.

 

 

Mais continuons à détruire cette fausse morale qui nous sert de mauvais guide, et pour cela, passons par Krishnamurti.

 

http://www.krishnamurti-france.org/Quelle-est-l-action-juste-vis-a

 

Il est très difficile de retrancher quoique ce soit à ce genre de texte, la pensée de Krishnamurti formant un tout cohérent, et en même temps vivant.

 

Vivante, justement, devrait être la morale, ce qui veut dire qu'une morale figée n'est en fait en rien une morale. C'est un dogme, une posture psychorigide.

 

Toute moralité devrait vivre, comme les circonstances vivent, et comme deux circonstances ne se ressemblent jamais totalement. N'est-ce pas d'ailleurs ce qu'on est censé faire dans un tribunal qui se respecte ? Examiner chaque situation dans ses particularités, pour en tirer un jugement adéquat, et mesuré à la situation ?

 

C'est bien entendu ainsi qu'il faut comprendre l'allusion de Krishnamurti à la loi. Non pas comme une adhésion borgne à un arbitraire, mais comme l'acceptation d'un principe de justice qui serait appliqué différemment dans chaque cas.

 

Mais comment espérer qu'une telle justice fonctionne sans entrave lorsque la culture dans laquelle elle est incrustée fonctionne, à l'inverse, suivant des critères figés ? Un acte qui peut être objectivement mauvais dans la majorité des cas, pourrait ne pas l'être autant, dans quelques cas particuliers. De même, la sanction qui correspond à tel ou tel méfait, pourrait se trouver démesurée, dans quelques cas. Encore faut-il prendre en compte le préjudice réel, mais aussi le bénéfice rapporté à ce préjudice, pour celui qui a commis le méfait.

 

Prenons le cas de l'Arabie saoudite qui coupe encore les mains des voleurs. Coupe-t-on les mains des magouilleurs au plus haut de l'état, qui font infiniment plus de tort que le voleur de pomme ? Et, pourquoi coupe-t-on la main de la mère qui vole quelques légumes, sans quoi ses enfants mourraient d'inanition ?

 

Il est vrai que traiter d'un pays qui peut exécuter des femmes parce qu'elles ont été violées est un peu tomber dans la facilité, mais pour autant, cela n'a t-il pas quelque sens, que de réaliser qu'une justice n'en est une que parce qu'elle est proportionnée au tort causé ?

 

C'est précisément la différence entre l'arbitraire d'une morale toute faite, qui condamne sans discernement, et sans égard vis à vis du préjudice causé en terme de culpabilisation, et une justice basée sur les faits circonstanciés.

 

On pourrait même se demander si cela ne permet pas en partie d'expliquer pourquoi, chez nous, le pauvre délinquant de bas étage est systématiquement plus mal traité que le grand détourneur de fonds en costume-cravate, au sommet d'une banque. La proportionnalité manque à cette vision de la justice, où un crime mineur peut être puni de plusieurs années d'emprisonnement, quand les vrais fauteurs de trouble sont intouchables, alors que leurs exactions devraient les écarter à vie des décisions politiques.

 

D'ailleurs, Krishnamurti ne nous rappelle-t-il pas qu'il n'y a plus immoral que la morale dite sociale ? Considérant que les torts des puissants ne sont jamais des péchés, ils ne sont pas inquiétés, ou si peu, et ils sont en revanche abondamment récompensés par leurs méfaits. Il faut d'ailleurs noter que pour Krishnamurti, la vertu se passe de l'autorité. Et que donc, elle n'a rien à voir avec ce qui est énoncé comme étant moral par un système, a fortiori lorsque ce système est figé. Qu'au contraire, tout cela ne fait que détruire la vertu.

 

A cet égard, un autre texte trouvé sur dedefensa est intéressant :

 

http://www.dedefensa.org/article/orlando-furioso

 

Il n'est pas inintéressant de le lire entièrement, pour y voir s'y esquisser une autre façon de voir la morale, après avoir déconstruit les mythes et apparences sur lesquels repose la fausse morale actuelle. L'autre raison pour laquelle il est bon de le lire entièrement est que l'auteur déroule son fil du premier jusqu'au dernier mot, sans tenir compte des conventions moralistes les mieux partagées, pour mieux dénoncer l'hypocrisie des postures morales, dans une époque où les puissants poussent les impuissants au crime. Car dans ce cas, qui est le premier à blâmer ? Celui qui a fauté, ou celui qui l'a inlassablement poussé dans le dos ?

 

Le matraquage du spectacle étant ce qu'il est, il est parfois difficile de discerner cette dynamique, et c'est pourquoi je relèverai ce passage que j'ai trouvé particulièrement marquant :

 

« L’idéal étant si possible qu’après avoir réalisé que tout t’est permis mais que rien ne t’est accessible, tu dérailles, deviennes un délinquant auquel on pourra reprocher machisme, obsession, violence, perversion, pédophilie, infanticide, tabassage de flic républicains, toute chose soi disant horrible que notre société condamne, tout en y poussant les plus paumés. »

 

Il ne s'agit pas là de dédouaner celui qui a fauté, ni de rejeter sa faute sur un autre, mais de réaliser que sa faute, sans être inévitable, n'avait été qu'encouragée par le contexte dans lequel il était plongé, et encore favorisée par les détenteurs du pouvoir.

 

Devrais-je vous apprendre que pour quelques sporadiques actes pédocriminels malveillants de la part de « paumés », les réseaux mafieux déroulent en permanence leur tapis-roulant de victimes sacrificielles, dont les principaux consommateurs sont les ultra-riches ? C'est à dire, ceux-là mêmes qui jouissent d'une quasi invulnérabilité, pendant qu'au premier écart d'un pauvre type poussé au crime, on érige la potence symbolique pour le rituel de lynchage collectif de l'ultra-pécheur qu'il représente. Traitons humainement les pousse-au-crime qui permettent que ces mascarades se multiplient, et traitons-en inhumainement ceux qui en sont tombés dans le piège. Condamnons, condamnons, avec les puissants qui ont tout compris, et usent de ces ficelles pour maintenir notre attention tournée vers le bas, et pour alimenter nos divisions. La morale, c'est d'abord cela, dans le monde de la post-modernité.

 

 

Ce qui me conduit à citer à présent un article un peu ardu, mais nécessaire pour comprendre la distinction faite sur le site dedefensa, entre les notions de « valeurs » et de « principes ».

 

http://www.dedefensa.org/article/la-question-principes-contre-valeurs

 

Personnellement j'ai trouvé l'article un peu difficile, mais il ressort tout de même clairement que les principes sont en quelque sorte des piliers immanents qui sous-tendent et guident l'homme et sa civilisation vers ce que l'on pourrait nommer « le bien ». Ces principes sont indépendants des circonstances, cette fois, mais ne constituent que des grandes lignes. On peut par exemple dire qu'une constitution énonce les principes fondateurs d'une civilisation, en tout cas d'une république. Mais une constitution n'est pas là pour ériger une morale, ni pour dire comment il faut se comporter au jour le jour. Ce n'est ni un manuel de morale, ni un livre sacré.

 

Or la ligne défendue sur dedefensa consiste justement à dire que nous vivons en fait dans une contre-civilisation, c'est à dire une civilisation qui n'a en fait aucun principe, et que ces principes sont remplacés par des « valeurs », qui sont des énoncés partiaux et chargés d'une morale de circonstance. Ces valeurs sont à géométrie variable, suivant les intérêts du moment, ce qui permet d'agir toujours avec un opportunisme dénué d'une quelconque vertu, mais toujours sous le couvert de pseudo-principes, que sont par exemple des constitutions vidées de leur sens, l'idée des droits de l'homme, appliquée suivant la couleur de peau, ou encore de la démocratie qu'il faut répandre, suivant les intérêts géopolitiques du moment.

 

Ainsi, cette distinction entre principes et valeurs, permet de saisir de quel dévoiement l'on parle, lorsqu'on parle de morale dans nos sociétés.

 

Dans un autre article, l'auteur va jusqu'à affirmer qu'en vertu de ce raisonnement, les conditions de la morale n'existent plus :

 

http://www.dedefensa.org/article/notes-sur-notre-sympathy-for-the-devil

 

« Nous nous engageons donc dans une tâche difficile, malgré notre attention proclamée et notre “confort bourgeois”, d’écarter les rages, les horreurs, les condamnations, les accusations déversées contre ces deux pays ; c’est-à-dire, cette tâche difficile, de les juger hors de toute morale, non pas parce que la morale est inutile et condamnable, mais parce que la morale exige la capacité de la perception commune de la réalité par tous pour s’exprimer, — ce devrait être le principe de base déterminant l’utilisation ou non de la morale, – et que nous estimons que cette réalité n’existe plus, en tant qu’objet d’une perception commune. »

 

S'ensuit également une autre considération sur la morale et l'invective, que je vous en courage à lire, mais qui allongerait trop la citation. En effet, il devient absurde de se référer à une morale, plus encore de s'en faire le relais, lorsque cette morale a depuis longtemps fait place à une rhétorique des valeurs s'adaptant ici non pas à la vertu, et à la façon dont il faudrait examiner chaque circonstance pour produire des jugements qui seraient justes et raisonnés, mais tout au contraire, de manipuler cette notion et d'en faire ce que l'on veut, suivant ce que sont les opportunités.

 

Personnellement, j'adhère en tout cas à ce point de vue tel que je viens de le formuler. Parler encore aujourd'hui de morale et « faire la morale » à autrui n'a plus guère de sens, lorsque cette morale n'est en fait que l'instrument dont le système souhaite que nous nous emparions, pour servir ses intérêts.

 

C'est une des raisons pour lesquelles les comportements moralisateurs, prétendant trier entre ce qui est bon et ce qui est mauvais, me navrent. Dans la quasi totalité des cas, il ne s'agit que de se faire l'écho d'une morale dépassée, comme je le dénonçais en début d'article, et pire, de donner ainsi de la force à cette pseudo-morale qui nous est imposée par les nouveaux prêtres de la bienséance et de la déontologie d'intérêt d'état.

 

Un autre article que je noterai plus bas ose citer ces points de morale ou de non-morale qui ne sont plus aujourd'hui que les ficelles que l'on tire pour faire bouger les gens selon ce que l'on veut qu'ils pensent et qu'ils fassent penser autour d'eux, usant du charisme de certains représentants du peuple pour en faire des porte-paroles de leur idéologie dominante, sans même qu'ils aient la moindre chance de s'en apercevoir. Tout cela ne pouvant qu'alimenter les divisions, mais aussi la surveillance du peuple par le peuple lui-même. On parle volontiers d'état policier, mais encore faudrait-il ajouter que, dans les romans tels que 1984 ou d'autres dystopies à la Bradbury, Dick ou Huxley, l'enfant – en tant que symbole détourné de l'innocence et de pureté – se fait le premier surveillant des déviances des adultes, le premier agent de la police de la pensée, le premier milicien qui veille à ce que les autres ne sortent jamais des bornes de la bienséance et de la bien-pensance. C'est que ces auteurs avaient compris très tôt la véritable nature de la police de la pensée. Cette police n'est pas extérieure à nous, et elle n'a pas réellement besoin que des agents en existent, dès lors que chacun veille lui-même à ne jamais déborder. Et cela est beaucoup plus terrible, car cela nous laisse avec l'impression qu'il n'y a pas, en réalité d'ordre qui se substitue à notre liberté. Car notre liberté, nous l'utilisons à nous surveiller. Il est d'ailleurs frappant que dans 1984, la police de la pensée soit secrète, et n'apparaisse généralement que par le biais des écrans répandant leur propagande. Ces mêmes écrans – symbolisant en fait les médias dans leur ensemble – qui ne sont que la métaphore de notre adhésion aux perversions du système, auquel nous participons souvent bien plus activement que nous pouvons le croire. Ces écrans sont en réalité le miroir de notre propre comportement, rien de plus que l'interface de transfert du pouvoir entre l'élite et le peuple. Une fois le message répandu par les écrans intériorisé, il n'y a plus autant besoin de la propagande. Il suffit de réactualiser, pour ainsi dire mettre à jour, et l'agent de la police de la pensée présent en chacun fait son œuvre de lui-même, et à l'insu de celui qui l'a intégré.

 

« La famille est aussi une extension à la police de la pensée. Les enfants sont systématiquement dirigés contre leurs parents, au moyen de la Ligue des Jeunes et des Espions » - extrait de 1984

 

De nombreuses études démontrent que des personnes et des populations qui se savent surveillées, intègrent l'information, et modifient leur comportement en circonstance. Mais pire que cela, en agissant ainsi, elles s'auto-censurent et tendent à se conformer au message dominant. C'est exactement ce que font les citoyens d'Océania, dans 1984.

 

 

« "L'horrible, dans ces Deux Minutes de la Haine, était, non qu'on fût obligé d'y jouer un rôle, mais que l'on ne pouvait, au contraire, éviter de s'y joindre. Au bout de trente secondes, toute feinte, toute dérobade devenait inutile. Une hideuse extase, faite de frayeur et de rancune, un désir de tuer, de torturer, d'écraser des visages sous un marteau, semblait se répandre dans l'assistance comme un courant électrique et transformer chacun, même contre sa volonté, en un fou vociférant et grimaçant. Mais la rage que ressentait chacun était une émotion abstraite, indirecte, que l'on pouvait tourner d'un objet vers un autre comme la flamme d'un photophore."

Finalement, l'amour de la guerre développe la haine contre l'ennemi, l'amour du parti, et la joie de voir triompher le Parti. » - extrait de 1984

 

La tournure est subtile et précise. Nous ne sommes jamais obligés de nous conformer à une injonction implicite ou glissée dans la propagande. Nous ne pouvons, en revanche, nous empêcher d'y participer. Tel est exactement ce que j'ai dit plus haut, et développé dans cet article : l'individu du peuple participe à son corps défendant, et même bien souvent alors qu'il croit y résister, au système. Sa colère, et sa soif de morale et de justice, sont instrumentalisées pour qu'à la fin il croit qu'il en avait fait un usage juste et mesuré, alors que les conséquences lui prouvent le contraire. Et tout cela parce qu'il ne sait pas comment regarder en lui-même pour discerner ce qui provient vraiment de lui, et ce qui n'est que construction égotique, souvent encore renforcée et pervertie par le système. Conséquence inévitable d'une société matérialiste vouée au scientisme, qui a perdu toutes illusions envers les religions, et parce qu'on ne nous indique pas qu'il existe encore d'autres voies que celles de l'acculturation. La spiritualité y étant présentée comme une aimable plaisanterie infantile, seulement vouée aux idéalistes et aux naïfs.

 

 

Mais venons-en à cet autre article dont je parlais plus haut, et toujours sur le même site :

 

http://www.dedefensa.org/article/lantisysteme-developpe-sa-propre-censure-systeme

 

Où l'auteur démêle du sens à partir de faits hétéroclites, pour montrer encore en quoi les limites de la morale et des « valeurs » sont au minimum brouillées, et tellement qu'elles finissent par n'avoir plus guère de sens.

 

Le fait qu'une entité au sein d'une mouvance censure des propos provenant de la même mouvance, juste un peu décalée dans le spectre est instructif en soi, et nous montre une fois de plus en quoi aucun principe ne guide plus la plupart des mouvances prises dans la toile de la modernité. Dès lors, il est difficile de reconnaître la moindre légitimité morale, à l'intérieur de ces mouvances-là, et à ceux qui se laissent avec ingénuité manipuler par les valeurs qu'elles prétendent véhiculer.

 

L'auteur aura le culot d'affirmer :

 

« A notre sens, c’est la “révolution sociétale” qui est passée par là, c’est-à-dire l’incursion absolument dévastatrice des “valeurs” sociétales, à fondements moraux selon une dialectique de communication qui place la morale, – c’est-à-dire, dans les conditions actuelles de communication, le domaine de la manipulation et de l’affectivisme, – au-dessus de la politique, de la métahistoire, de la distinction entre les principes structurants et les valeurs déstructurantes, de l’identification de l’“ennemi principal” par rapport aux adversaires accessoires, etc.

 

 Les “valeurs” sociétales, ce sont ces “valeurs” qui engagent la vie et l'organisation de la société dans ses mœurs et sa culture, pourtant construite par la volonté de la modernité sur des conceptions totalement matérialistes ayant comme principal véhicule le pouvoir de l’argent ; “valeurs” type multiculturalisme et immigration, féminisme, homosexualité et LGBT, toutes les variantes sans nombre de l’antiracisme jusqu’à des racismes inversés, etc., tout un arsenal divers de type sociétal si puissant et si homogène qu’on peut parler d’une “doctrine des valeurs”. Pilger le dit clairement : c’est parce qu’Obama est un Africain-Américain qu’il est presque sacrilège, pour une partie de l’antiSystème de gauche de le mettre en cause, y compris par le biais de sa politique ; c’est parce que Clinton est un(e) sapiens du genre féminin qu’il est impératif, pour les mêmes, de ne rien écrire contre elle et de la soutenir aveuglément. Pourtant, les deux personnages sont, dans leurs générations, les plus totalement corrompus du point de vue psychologique, les plus soumis au Système en épousant justement cet artifice des “valeurs” qui permet d’ôter à une partie de l’antiSystème sa capacité de résistance, les plus actifs (surtout Clinton, avec son caractère hystérique) dans la défense de la politique-Système à finalité déstructurante-dissolvante conduisant à l’entropisation. Il est d’ailleurs maintenant largement évident que le Système, et notamment le Corporate Power, utilise à fond cette “doctrine des valeurs” pour étendre son empire, ce qui place donc cette portion d’antiSystème en position d’auxiliaire efficace du Système (les “idiots utiles” de la postmodernité)»

 

Et en ce qui me concerne, je ne saurai qu'applaudir. On ne peut dire mieux la vacuité qui, hélas, anime ces courants idéologiques, sans parler de leur inanité, lorsqu'il s'agit de combattre le système, alors que ces courants ne font que l'alimenter ou simplement, au mieux, ne pas l'atteindre.

 

Comprendre ces propos comme une vulgaire injure faite aux « causes » serait un total contresens. Il faut bien saisir qu'une doctrine des valeurs instrumentalise tout ce qui est ou paraît louable, afin, précisément, de le détourner. Le système se nourrit de ces combats, et par conséquent il est stupide de croire qu'on combat l'injustice inhérente au système lorsqu'on se contente de se battre pour le droit des minorités. Cela ne signifie pas que ces minorités doivent être sacrifiées sur l'autel d'un combat radical contre le système. Cela signifie qu'il faut voir plus loin, et qu'agiter ces causes comme fondamentales est n'avoir pas compris du tout en quoi, tout au contraire, ne mener que ces combats-là équivaut à renforcer le système dans la fausse légitimité qu'il s'est construite. L'auteur mentionnera d'ailleurs plus loin que, l'ayant bien compris, certains homosexuels cités un peu plus loin combattent le système dans son essence, plutôt que de perdre leur temps et leur énergie dans un combat se limitant à la cause LGBT, ce qui équivaudrait peu ou prou à un enfant défendant son droit de jouer avec ses jouets, comme si ce droit n'était pas, de facto, acquis et légitime. Faut-il alors qu'il revendique d'avoir le droit d'y jouer plus longtemps et en toutes circonstances ? Dans le fond, le combat pour ces causes sous-entend que leur légitimité reste à démontrer, car elle ne serait pas certaine. En vérité, ces causes sont basées sur des complexes, que la lutte ne fait qu'alimenter. On retombe encore sur cette idée que tout se mettrait naturellement en place, si l'on se battait plutôt pour changer la structure du système lui-même (ce qui équivaut à le combattre, c'est à dire à vouloir le détruire tel qu'il existe aujourd'hui), plutôt que de retaper un peu la déco. Mais comme beaucoup croient encore que le système leur veut du bien, et y pourvoit...

 

 

 

Je pense, à ce stade, avoir complètement démontré en quoi l'on peut considérer que l'adhésion à une ancienne définition de la morale, c'est se faire l'esclave-complice du système. Ma foi, si cela est assumé, fort bien. Mon parti pris personnel est qu'il n'y a jamais rien eu à garder dans ce système. Non que tout y soit mauvais : on s'en accommode toujours plus ou moins, et heureusement qu'on y trouve encore son compte, mais là n'est pas la question.

 

La question est que, de tous les combats moraux de cette époque, aucun n'est légitime dès lors que le système actuel est garant d'une forme authentique de moralité. La moralité étant totalement pervertie par ce système, il est temps d'en changer, et de se battre pour cela, si l'on croit vraiment qu'un combat est digne d'être mené.

 

Dans le cas où l'on n'est pas sûr qu'un tel combat soit réellement souhaitable, ou que l'on estime que le système tombera de lui-même comme une branche morte, sans qu'on ait besoin de lutter, alors il reste le recours à la sagesse. Car sans celle-ci, on ne fait qu'alimenter le chaos qui règne aussi bien dans le domaine de la matière que dans celui des esprits.

 

Il ne faut pas prendre à la légère le sujet de la moralité. Croire que l'on peut abattre un arbre après un autre, en commençant par le racisme, puis le patriarcat mythique, et ainsi de suite, est d'une remarquable naïveté. Aucun de ces combats ne sera remporté, car ils n'en sont pas. Ils sont les diversions sur lesquelles notre attention se fixe, et que le détournement des mots contribue à nous faire prendre pour des « valeurs », lorsqu'il s'agit d'idéaux pervertis. Leur destin est irrémédiablement lié au système et à sa survie. Jamais rien ne sera parfait, dans le monde des hommes. Mais rien ne sera jamais si imparfait que ce système d'oppression généralisée, qui nous fait croire qu'il aspire à l'égalité, et que cela vaut donc le coup de se battre pour cela.

 

De la même façon que ce système promeut de fausses valeurs, il promeut les fausses vertus qui vont de pair. Ainsi, il caresse dans le sens du poil ceux qui se battent pour ces valeurs, car pendant qu'ils se battent pour cela, ils ne se battent pour rien de plus important. Pour rien de vraiment signifiant, et dont la légitimité de principe frapperait le système en plein cœur. On ne se bat, finalement, que pour des caprices. Nous voulons être reconnus, le « système le sait », alors il nous fournit en apparence une chance de le devenir. Alors que la reconnaissance n'est jamais qu'en soi-même.

 

Mais nous verrons davantage ces notions spirituelles dans la dernière partie. Et je conclurai sur quelques autres citations issues de 1984 :

 

« Ne voyez-vous pas que le véritable but de la Novlangue est de restreindre les limites de la pensée ? A la fin, nous rendrons littéralement impossible le crime par la pensée car il n'y aura plus de mots pour l'exprimer. Tous les concepts nécessaires seront exprimés chacun exactement par un seul mot dont le sens sera rigoureusement délimité. Toutes les significations subsidiaires seront supprimées et oubliées. Déjà, dans la onzième édition, nous ne sommes pas loin de ce résultat. Mais le processus continuera encore longtemps après que vous et moi serons morts. Chaque année, de moins en moins de mots, et le champ de la conscience de plus en plus restreint".

Le but du Novlangue est bien évidemment de brider la pensée. Quand le Novlangue sera réellement utilisé par tous, les gens n'auront pas de mauvais raisonnements puisqu'ils n'auront pas les mots pour les penser. La Déclaration d'Indépendance, par exemple, est intraduisible en Novlangue, car elle exprime des idées abstraites et contraire aux idées du Parti. Si on devait en faire une traduction, ce serait Crime par la Pensée. Quand le mot "Ancilangue" sera lui aussi oublié, tout lien avec l'histoire et sa littérature sera définitivement rompu. Le gouvernement croit ainsi qu'un vocabulaire limité limite les pensées et les actions. »



Et en limitant le panel des actions, il guide les personnes vers la seule action non criminelle envers la pensée, c'est à dire celle qui est permise dans le système. Si quelque chose vous est permis, c'est que l'on vous a interdit autre chose, mais quoi ? Et c'est ainsi que, prisonnier de mots-valises et de concepts simplifiés, l'humain moderne confond aisément un vocabulaire précis et varié avec l'expression d'une vulgaire pédanterie confinant à l'enfumage. Pourtant, les mots sont très importants, comme peut l'être la subtilité d'un raisonnement. Attention, nous ne parlons pas ici de la sophistique ou de la rhétorique qui, justement, contribuent à la novlangue, mais bien le contraire. Être capable d'utiliser un mot plutôt qu'un autre est l'un des trésors du langage, et je doute de moins en moins qu'à force de toutes les falsifications idéologiques et sémantiques auxquelles nous assistons, nous pourrions finir par enfermer des gens pour avoir osé mener un argumentaire autre que binaire. Ce à moins que nous nous ré-emparions de nos richesses, et cessions de prêter le flanc à l'expansion de l'ignorance souhaitée par le système.



Je me permets à ce stade de souligner que l'amalgame entre antisémitisme et antisionisme est une illustration de ce procédé de simplification relevant de la novlangue. Exemple de mot-valise dans le même esprit, dans le roman d'Orwell :



« Comme beaucoup de mots Novlangues, Blancnoir a deux sens contradictoires. Appliqué à un ennemi, il exprime l'habitude de dire que le noir est blanc, d'être en contradiction avec les faits. Appliqué à un membre du Parti, il emporte l'idée de soumission loyale au parti de dire que noir est blanc car la discipline le demande. Il exprime aussi l'aptitude à croire que le noir est blanc, et plus encore, d'être "conscient" que le noir est blanc, et d'oublier que cela n'a jamais été le cas. »



Ainsi, puisqu'il vous a été inculqué que telle cause est bonne, vous ne le remettez pas en doute. Normal. Vous êtes conscient que cette cause est bonne.

http://rationalwiki.org/wiki/Novlangue



« L'arrêtducrime, c'est la faculté de s'arrêter net, comme par instinct, au seuil d'une pensée dangereuse. Il inclut le pouvoir de ne pas saisir les analogies, de ne pas percevoir les erreurs de logique, de ne pas comprendre les arguments les plus simples, s'ils sont contre les principes de l'Angsoc. Il comprend aussi le pouvoir d'éprouver de l'ennui ou du dégoût pour toute suite d'idées capable de mener dans une direction hérétique. Arrêtducrime, en résumé, signifie stupidité protectrice. »



En espérant que vous n'aurez pas ressenti du dégoût en me lisant, sans quoi il n'y aurait plus qu'à envisager que je vous aurais entrainés sur le terrain du Crime par la Pensée.



A méditer ?

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