Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
L'Oeil du Selen
Archives
16 septembre 2020

Primum Nocere.

 

J'ai rêvé de robots.

 

Je ne me rappelle plus très bien, mais je sais que j'étais avec cette jeune femme. Je crois qu'on se trouvait assis sur un rebord de lit, mais je n'ai pas reconnu l'endroit. Elle était douce et bienveillante, comme si elle voulait me rassurer de je ne sais quoi. Mais je n'étais pas attiré par elle.

 

Je me souviens de ses genoux. Une inclusion de métal chromé glissée entre deux autres, formant le pivot de l'articulation. Un métal inconnu, avec des parties couleur acier, et d'autres couleur laiton. Ses jambes imitaient le galbe naturel humain, mais toutes entières de ce métal. Comme tout le reste de son corps. Sa tête était faite de deux blocs métalliques, le plus petit s'articulant avec le premier pour en former cette mâchoire cuivrée. Une robe blanche – une blouse ? – couvrait son corps, de ce qui lui faisait office de cuisses, jusqu'à sa gorge, aussi luisante qu'un pare-choc.

 

Je n'osais pas vraiment la regarder, mais son visage était couvert par un masque chirurgical. Ses yeux artificiels brillaient de ce que je crus identifier à un sourire. Elle n'avait ni souffle ni âme, cependant.

 

J'ai ignoré ses tentatives de calmer la peine qui me prenait, et elle a fini par me laisser seul. Elle a disparu, simplement.

 

Une fenêtre se trouvait face à moi, me présentant un ciel nocturne et urbain par son cadre carré. Je m'y avançai pour découvrir le spectacle de la foule qui fourmillait dans les rues à portée de ma vue, se croisant en venant de toutes les directions en dépassant les terrasses et les vitrines. Les enseignes, les lampadaires et la signalisation produisaient sur cette foule des reflets aux teintes variées. Épaules et fronts scintillants, bras comme de la plomberie neuve, oreilles dures comme le diamant, doigts rigides, démarche ampoulée imitant mal la souplesse du vivant. Corps sans désir, couverts d'étoffes fades.

 

Il y en avait de différentes tailles. Les grands promenaient les petits en leur tenant la main, mais les petits avaient rigoureusement la même attitude et la même démarche automatique que les grands. Tous clinquants. Éternellement jeunes, jusqu'à ce que la rouille les envoie au garage ou à la casse.

 

C'était arrivé d'un coup. Nous n'avions pas su arrêter cette dynamique létale. Qu'avions nous fait de travers, et que n'avions nous pas fait que nous aurions du ?

 

Je méditais devant la fenêtre à ce sujet, sans culpabilité. J'avais fait mon possible, ou tout du moins ce qu'il m'avait semblé possible, avec mes limites humaines, concept qui passerait bientôt à la postérité.

 

Peut-être avais-je été trop véhément envers ceux avec qui je n'étais pas d'accord ? Peut-être avais-je tenu un discours trop tranché, trop peu crédible, qui sonnait faux, pas assez audible, trop impétueux, trop prétentieux, trop guidé par mes émotions. Ou bien je n'avais peut-être pas crié assez fort, au contraire, je n'avais pas assez porté mon discours partout où il le fallait ?

 

Mais plus probablement que quoique j'eusse fait ou non, cela n'eut fait aucune différence. Mon discours n'avait ni portée, ni importance, face au flot qui décide du cours de la vie. Le monde me montrait comme il avait été insignifiant. Même pas un échec. Juste inutile, car inintelligent vis à vis de ce qui doit advenir.

 

La survie – temporaire – de l'espèce impliquait son mal être, sa dénaturation.

 

J'avais voulu lutter contre le mal en prétendant à la non-dualité. Il me revenait en tête certaines phrases.

 

« Il ne faut pas trop s'écouter. »

 

« Le conditionnement est nécessaire à la cohésion générale. »

 

C'était un ami schizophrène qui m'avait dit cela, un jour. Au vingt-et-unième siècle, les fous ont souvent raison. On ne peut, en tout cas, mettre en doute leur lucidité.

 

Au moins avais-je vécu en accord avec mes principes. Malgré mes penchants, mes travers et mon dégoût relatif de l'espèce, j'avais toujours cru en l'enfance, que d'une part je refusais catégoriquement d'idéaliser, et que d'autre part je ne pouvais voir que comme l'avenir de l'espèce.

 

Cette année là, on les avait isolés de leurs familles. Pas tous. Mais ceux qui vivaient en communauté scolaire portaient le masque et les autres stigmates de la crise, du lever au coucher, et entre le coucher et le lever, emportaient ces angoisses et ces plaies ouvertes de l'esprit dans leurs nuits sans sommeil, n'osant dormir pour aller à la rencontre de leurs cauchemars. Il était dit partout à quel point on les avait faits souffrir. Mais les décideurs, calculateurs, n'en tinrent aucun compte. Ils laissèrent cette situation se prolonger autant qu'ils le jugèrent nécessaire pour... pour quoi ?

 

Je préférais ignorer la réponse, encore aujourd'hui. Ainsi, mes cauchemars demeuraient suffisamment mornes pour ne pas trop perturber mon sommeil. J'arrivais encore à dormir, avec le sentiment apaisant de m'être respecté, ainsi que mes convictions. En avais-je trop ou assez fait, avais-je attaqué des choses qui ne le méritaient pas, ou négligé des critiques qui auraient été urgentes, cela n'avait plus aucune importance. Car nous en étions arrivés là. Quelque chose avait fait que mes pires craintes étaient devenues une réalité.

 

Peut-être avais-je trop divisé mon attention. A force de combattre le blanc comme le noir, le chaud comme le froid, dans mon rejet des extrêmes, dans ma recherche d'une voie du milieu idéale, j'avais mené bataille contre tout et son contraire. Mes forces s'étaient perdues, dispersées, alors même que je m'étais juré de ne pas faire de ma vie une guerre. J'avais défendu l'étrangleur et condamné la victime juste pour voir ce que cela faisait d'être avocat. Puis j'avais défendu la veuve et l'orphelin, j'avais dénoncé le crime, peut être pour soulager ma conscience. J'étais Janus, comprenant toutes les faces du monde, et les rejetant toutes, dans l'espoir vain de les unifier.

 

J'avais toujours su que l'équilibre n'était que dans le mouvement, mais je ne pouvais vraiment choisir une direction. Toutes paraissaient presque aussi intéressantes, et pour renoncer à une, il fallait que je trouve le moyen de m'en dégoûter... Choix par élimination.

 

À la fin, il n'en resterait probablement aucune, et alors je serais enfin libéré. Enfin délivré de mon tournoiement digne de Taz.

 

Aucun penseur, aucun maître, aucun guide, ne m'avait jamais paru digne d'être suivi. Ils étaient tous fous et géniaux, lucides et borgnes, entiers et incomplets, accomplis et inassouvis, en un mot, imparfaits. Il fallait plutôt prendre un orteil de l'un et un sourcil de l'autre, afin de me faire mon monstre rapiécé à ranimer. Quitte à faire dans l'imparfait, allons-y jusqu'au bout, car la vie demeurait une chose complexe, disparate et insaisissable. Cela avait au moins un mérite : éviter la sclérose. C'était toujours stimulant, et refuser un maître permettait de garder son autonomie, et de mépriser la culture livresque qui enfermait les gens dans une bulle de savoir illusoire. Alors que le savoir de tout le cosmos est dans nos tripes, dans nos gènes, dans nos cellules. Il faut juste y mettre les mains dedans. J'avais toujours su que j'avais malgré tout un petit côté manuel. Corporel. Ancré dans le vivant, malgré mes indécisions, mes doutes, mes hésitations, mes non-choix, qui faisaient autant partie de moi que mes cheveux. S'ils devaient un jour tomber, c'est l'univers qui en déciderait. Je les avais tondus une fois, ils avaient repoussé. N'ayant pas la nature d'un Sisyphe, je n'y suis pas revenu.

 

Et pendant que je faisais tout cela, on avait décidé d'appliquer ce qu'on appelle « le principe de précaution ».

 

Le principe de précaution, c'est cette petite voix qui vous dit « il est imprudent de traverser tout de suite la route ». Alors vous regardez à gauche, à droite, et encore à gauche. Aucun véhicule à l'horizon. Mais vous regardez encore à droite, au cas où. Et pied à gauche. Toujours rien. Très bien. Mais vérifions encore.

 

Les toqués sont très forts à appliquer le principe de précaution.

 

Le meilleur moyen d'inculquer la prudence à quelqu'un, c'est de lui dire, et surtout de lui répéter, qu'il n'y a rien de plus dangereux qu'un danger invisible. On n'est jamais sûr que ce danger est vraiment absent. On peut vérifier tant de fois qu'on veut, ça n'y change rien. Et pourtant, il faut quand même le faire... car il y a toujours une possibilité qu'on repère ce danger et qu'on soit bien sûr qu'il est présent, ce qui nous conforte et nous réconforte dans l'idée que nous avions décidément bien fait de ne rien faire.

 

Ainsi, on avait regardé les courbes pendant des mois. Plusieurs avaient prévenu qu'elle allait finir par s'élever à nouveau. Beaucoup disaient le contraire, mais il était imprudent de leur faire confiance. Alors certains se dévouaient pour surveiller les courbes pendant que les autres pointaient leurs nez à la fenêtre, en se demandant s'ils pouvaient aller faire un tour. Après tout, on ne constatait aucun danger. La courbe restait plate, pendant des mois et des mois mais... le loup pouvait sortir du bois à tout moment.

 

Un jour, un buisson bougea. Personne ne regarda le buisson, car à cet instant, tout le monde fixa la courbe avec intensité. Oui, il y avait bien une légère hausse.

 

N'importe quoi aurait pu faire bouger ce buisson, et s'être désormais éloigné. Ça n'avait aucune importance. Le buisson avait bougé, et la courbe avait frémi. C'était ce qu'on avait guetté pendant des mois, en demandant bien à tout le monde de ne pas trop vivre, et de bien retenir son souffle, jusqu'à ce moment qui devait arriver. On l'avait dit tant de fois, c'était sûr. D'ailleurs, même une horloge arrêtée donne l'heure juste deux fois par jour. On pouvait parfaitement se fier à une horloge arrêtée, puisque tout le reste était incertain.

 

C'est là qu'on avait commencé à conditionné les enfants à l'idée qu'ils allaient désormais vivre avec ce danger qui fait bouger les buissons. Qui n'était peut-être pas très dangereux, mais assez, s'ils n'étaient pas sages, pour leur faire assassiner leur papy et leur mamie contre leur volonté. Pour éviter cela, il fallait donc porter ce masque aussi longtemps et aussi souvent que possible. Il était aussi très raisonnable de se faire à l'idée de ne surtout plus voir leurs grands-parents pour les mois et années à venir. Noël arriverait quelques mois après. Ils devraient s'y faire. Et puis il y avait skype... Donc c'était pas si grave. Un jeune enfant, qui n'a pas forcément encore acquis la notion du temps, y verrait aussi bien un week-end qu'une éternité. Et si papy ou mamie mourait entre-temps de leur cancer ou de leur vieux cœur, et bien ma foi, c'était triste mais c'était la vie. L'enfant devrait l'accepter, car les décideurs bienfaiteurs en avaient décidé ainsi. La seule et unique chose qui importait, c'était de ne pas voir l'horreur invisible surgir de derrière le buisson.

 

Il y avait des gens qui protestaient, mollement ou plus activement contre cet ordre des choses.

 

Je m'en souviens très bien, car je me reconnaissais en eux. A présent, certains d'entre eux étaient dans l'avenue en contrebas, les articulations rutilantes, visage de fer toujours dissimulé sous un cadre de tissu.

 

Je ne comprenais pas pourquoi, moi aussi, je n'étais pas avec eux. Il aurait été si simple d'accepter. Mais non, j'étais dans mon monde, un monde dément, coupé de celui qui se déroulait sous mes yeux, refusant cette implacable logique des choses. La ruche sanitaire bien huilée.

 

Pour parvenir à un résultat si brillant et si bien poli, il fallait appliquer un seul grand principe.

 

Primum Nocere.

 

Éduquer la foule à la peur avait de sérieuses vertus. Cela cassait même les habitus multi-millénaire. En utilisant cette arme d'éducation, on pouvait parvenir à peu près à n'importe quel résultat. Des études de la CIA datant de l'après-guerre, et reprenant des expériences des nazis l'avaient démontré formellement et sans aucun doute possible. En cassant la psychologie par diverses méthodes, parmi lesquelles comptaient l'isolement forcé, on pouvait entièrement remodeler une personnalité et la diriger par un claquement de doigt ou n'importe quel stimulus déclencheur que l'on aurait choisi. La peur de la mort, face à une population déspiritualisée, pouvait faire un excellent déclencheur.

 

Les victimes de ces techniques de reconstruction de la personnalité par la dissociation et la destruction de la volonté étaient exactement des robots humains, que l'on pouvait diriger pour ainsi dire par télécommande, pour peu qu'on les conserve à sa portée. Sinon, ils finissaient par se déconditionner partiellement tous seuls, une fois livrés à eux-mêmes et retournés dans le monde extérieur sain. Mais une fois que tout le monde avait été traumatisé, maintenu sous stress pendant des mois, que les enfants avaient vécu un pourcentage important de leur existence, en pleine phase de construction, sous ce dit stress, il n'existait plus un tel milieu sain. Chaque personne ne baignait plus que dans la nouvelle folie, avec son nouveau conditionnement confirmé par le comportement de tous les autres autour de lui. Il devenait dangereux pour le nouvel équilibre psychique de continuer à se poser des questions, et du reste, ceux qui contestaient encore étaient traités comme des fous, arrêtés et rééduqués comme il se devait.

 

À la fin, la peau elle-même choisissait de devenir acier. La sensibilité disparaissait car il était bien trop douloureux de voir la réalité en face. Même le masque finirait par devenir une excroissance naturelle.

 

Bien sûr, beaucoup contesteraient encore, en leur for intérieur, ou par diverses actions plus ou moins désespérées. Mais dormiraient-ils mieux que les autres pour autant ? Échapperaient-ils finalement à la transmutation ?

 

Car j'ai rêvé de robots.

 

Publicité
Commentaires
L'Oeil du Selen
  • La renaissance du défunt Oeil du Selen. Blog sans thème précis mais qui abordera ceux de la création, des perceptions, du monde tel que nous croyons le connaître... et bien d'autres choses.
  • Accueil du blog
  • Créer un blog avec CanalBlog
Publicité
Derniers commentaires
Publicité